INNOVATION N’EST PAS TOUJOURS ÉGAREMENT
Parmi les concepts de la tradition musulmane qui suscitent de nos jours des débats parfois passionnés et agités notamment sur internet et les réseaux sociaux, il y a le concept de l’innovation « Muhdathah » ou « Bid’ah ». La célébration de la fête du Mawlid (naissance du prophète Muhammad – Paix et Bénédiction Soient sur Lui[1] – est souvent l’occasion de ces débats qui opposent deux visions difficilement conciliables. À travers cette note, nous souhaitons revisiter ce concept et présenter, à son sujet, la vision que nous estimons la plus conforme à l’esprit de la tradition musulmane. Une note séparée sera consacrée à la célébration du Mawlid et à la lecture du Saint Coran en groupe d’une même voix, communément connue dans le Maghreb par l’expression « Lecture du Hizb ».
Précisons d’emblée que le débat que nous évoquons ne concerne que les innovations qui touchent au domaine cultuel. Étant admis que l’acceptation ou le rejet d’une innovation dans le domaine profane ne dépend que de sa conformité ou non aux principes du droit.
- Une innovation n’est pas toujours blâmable, elle est parfois obligatoire.
Du point de vue linguistique les termes arabes « Muhdathah » ou « Bid’ah » désignent un fait nouveau et originel sans model précédent. Ibn Manzour dans son célèbre livre-dictionnaire « Lissane Al ’arabe, T8, p.6 » en donne une définition en lien direct avec la terminologie religieuse.
Selon cette terminologie, le concept renferme deux réalités diamétralement opposées. En effet, lorsque le terme « Bid’ah » est utilisé sans adjectif supplémentaire ou avec un adjectif à connotation négative telle que « Bid’ah sayyiah », ces expressions renvoient à un fait illicite (harâm) ou déconseillé (Makrouh). A l’inverse, lorsque le terme « Bid’ah » est accompagné d’un adjectif à connotation positive, telle que « Bid’ah hassanah », ces expressions renvoient à un fait autorisé (Mubâh) ou recommandé (mustahab), voire obligatoire (wajib) [2].
Dans le même sillage, l’imam Albayhaqi dans son livre « Manâqib Ash-shâfi’i » attribue à l’imam Ash-shâfi’i cette célèbre formule : « l’innovation (Muhdathah) est de deux sortes : La première, celle qui contredit (l’une des sources du droit musulman) : le Coran, la tradition prophétique ou le consensus, celle-ci est l’innovation (Bid’ah) de l’égarement. La seconde, celle qui introduit un bien et qui ne comporte aucune contradiction avec les sources précédentes, cette innovation (muhdathah) ne saurait être blâmable ».
Ce type de classification est également adopté par de nombreux savants tels que l’imam Annawawi dans son commentaire de sahih Muslim[3], l’imam Ibn Hajar Al‘asqalâni dans son commentaire de sahîh Al Bukhâri[4],l’imam Ibn ‘Abd Albarr[5], l’imam Ibn ‘Arabi [6].
En réalité, cette vision qui est très largement majoritaire dans les écoles du droit musulman pour ne pas dire consensuelle, considère que ce n’est pas le caractère innovant qui détermine le statut d’un fait, mais surtout sa conformité ou non aux principes et fondements de l’islam.
Partant de la parole célèbre du Khalif ‘Omar (QDA) par laquelle il qualifia les Tarâwîh de Ramadan de « Bonne Bid’ah »[7], l’imam Ash-shâtibî[8] à l’instar de d’autres savants, tout en admettant qu’on puisse qualifier de « Bid’ah » certaines innovations conformes aux principes et fondements de l’islam, il semble préférer désigner ce type d’innovation par (Al-Massâlih Al-Mursalah / Al-Istislâh) qui renvoient aux principes de l’utilité publique et de la continuité de la norme juridique. En somme, il s’agit là d’un choix de terminologie qui n’a pas de conséquence notable sur le fond du débat.
Toutefois la définition de l’imam Ash-shâtibî de « Bid’ah » comme étant « une voie dans la religion, inventée, qui ressemble à la voie légale (shar’), et qui a pour finalité d’amener celle ou celui qui l’emprunte à l’excès dans l’adoration d’Allah l’Exalté »[9], a souvent été mal comprise et mal appliquée aux exemples concrets.
Quant à ceux qui considèrent que toute innovation (Muhdathah) qu’elle soit conforme ou non aux principes de l’islam doit être rejetée, leur position très minoritaire ne peut tenir face aux innombrables innovations unanimement acceptées par les musulmans comme nous le verront dans la suite.
- L’Innovation selon les textes fondateurs
Dans le coran, on trouve le terme « Bid’ah » ou l’un de ses dérivés dans quatre versets. Ainsi dans le chapitre n° 57 « Al-hadîd », on peut lire :
« Nous avons envoyé ensuite sur leurs traces Nos autres prophètes que Nous avons fait suivre de Jésus, fils de Marie, à qui Nous avons donné l’Évangile. Et Nous avons fait naître dans le cœur de ceux qui l’ont suivi la bonté et la compassion. Quant au monachisme (rahbâniyatane), qu’ils ont instauré eux-mêmes, Nous ne le leur avons point imposé. Ils y étaient seulement poussés par leur propre désir d’être agréables à Dieu, sans pour autant l’observer comme ils auraient dû le faire » (Saint Coran 57 :27).
Dans ce verset, l’expression « ont instauré eux-mêmes » est la traduction de « Ibtada’ouhâ », qui un dérivé de « Bid’ah ». Il est à noter que dans ce verset ce n’est pas l’innovation du monachisme (rahbâniyah) en soi qui est blâmée, mais surtout son dévoiement et son abandon.
Quant à la tradition prophétique (Assunnah), ses textes qui en lien plus ou moins direct avec le concept de l’innovation sont très nombreux. Nous en rappelons ici quelques exemples :
- Le Hadith de Jarîr Ibn Abdellah Albajalî (QDA) dans Sahîh Muslim sous n°2348 : « Si quelqu’un introduit dans l’islam une bonne tradition (sunna hassanah), il bénéficiera de sa récompense et aura une récompense à chaque fois que d’autres la mettront en œuvre, sans que la récompense de ces derniers soit diminuée. Celui qui introduit en islam une mauvaise tradition (Sunnah Sayyiah), il sera tenu responsable de ses méfaits et des méfaits de ceux qui la mettront en œuvre, sans que la responsabilité de ces derniers soit allégée ». C’est sur ce hadith que l’imam Annawawî fonde sa vision sur l’innovation[10].
- Le Hadith de la mère des croyants Aïcha (QDA) dans sahîh Al Bukhâri sous le n°2697 et sahîh Muslim sous n°1718 « Celui qui innove dans notre affaire-ci (la religion) une chose qui n’en fait pas partie, alors cette chose est rejetée ».
L’imam Ibn Hajar Al‘asqalânî dans son commentaire de sahîh Al Bukhâri[11], indique que ce hadith fait partie des textes fondateurs de l’islam et renvoie à l’un de ses principes essentiels et l’une de ses règles générales : Celui qui instaure dans l’islam un fait nouveau non conforme à ses principes, ce fait est rejeté…A contrario, si le fait introduit est conforme aux principes de l’islam, il est accepté. En d’autres termes, si c’est la nouveauté qui était visée, le prophète n’aurait pas rajouté l’expression « qui n’en fait pas partie ». C’est cette dernière précision qui fait la différence.
Notre note ne serait pas complète sans mentionner un des hadiths largement invoqué dans les débats sur la « Bid’ah ». Ce hadith qualifié d’authentique (sahîh) est rapporté sous diverses variantes. La version de sahîh Muslim n°867 est rapportée par Jabir ibn ‘Abdellah (QDA) « Certes la parole la plus véridique est le livre d’Allah et la meilleure guidée est la guidée de Muhammad. Certes les plus mauvaises choses sont les innovations et toute innovation « muhdathatine » est (Bid’ah), et toute « Bid’ah est égarement ». L’imam Annawawî précise que l’expression « toute innovation est Bid’ah » traduction de « Kullu Muhdathatine Bid’ah » doit être comprise au sens suivant : toute innovation non conforme aux principes de la voie légale est Bid’ah (au sens de l’égarement)[12].
En effet, il est assez courant dans l’expression arabe d’utiliser le mot « Kullu » pour désigner une partie et non forcément la totalité. Ainsi dans le Saint Coran dans un récit sur le peuple du prophète Houd (PBSL) : « Apercevant un nuage qui se dirigeait vers leurs vallées, les `Âd s’écrièrent : « C’est un nuage chargé de pluie pour nous. » – « Non ! C’est plutôt ce que vous étiez impatients de voir venir ! C’est un vent qui vous apporte un épouvantable malheur et qui détruit tout sur son passage, par ordre de son Seigneur » (Saint Coran, Al Ahqâf, 46 : 24-25). Le vent n’a pas détruit tout, puisque le prophète Houd et ceux qui l’ont suivi n’ont pas été touché par ce châtiment ! Mais chacun comprend que le vent a détruit tout ce qui avait mérité cette destruction.
Un autre exemple tiré du récit de la reine de Saba : « J’ai découvert que c’est une femme disposant de toute chose et ayant un magnifique trône » (Saint Coran, Anaml 27 :23). Personne ne peut imaginer que la reine disposait de toute chose, mais seulement qu’elle disposait de grandes ressources.
Donc ce n’est pas toute innovation qui est égarement, mais seulement celle qui mérite cette qualification, c’est à dire celle qui n’est pas conforme à la voie légale.
- Exemples d’innovations à l’époque du Prophète Muhammad (PBSL)
- Dans un hadith célèbre de sahîh Al Bukhâri sous le n°1098, il est rapporté que le compagnon et muezzin du Prophète (PBSL) Bilal a instauré une prière surérogatoire (Nâfilah) qu’il accomplissait après chaque ablution (purification rituelle). Le Prophète ne le lui a pas reproché au contraire ! Il lui a annoncé une bonne et heureuse récompense pour cette bonne œuvre.
- Le hadith de Rifâ’a ibn Râfi’ (QDA) dans sahîh Al Bukhâri (Livre de l’athân (2/832)) « Nous priions sous la direction du prophète (PBSL). Quand il s’est remis de l’inclinaison (Roukou’) en disant « Allah écoute bien celui qui Le loue (sami’a Allah liman hamidah), un homme a dit : Ô Seigneur (Allah) ! A Toi les louanges, beaucoup de bonnes et généreuses louanges bénies, plein les cieux et plein la terre et plein de tout ce que Tu voudras au-delà d’eux » (Rabanâ wa lakalhamd, hamdane kathîrane tayyibane mubârakane […]). A la fin de la prière, le Prophète (PBSL) dit : qui a parlé ? L’homme répond : moi. Le prophète dit : j’ai vu plus de trente anges s’empresser pour l’inscrire (dans tes bonnes œuvres) »[13].
Ce Hadith indique clairement que l’homme a prononcé une parole que le prophète lui-même n’avait pas prononcée auparavant et que le prophète ne le lui a pas reproché, au contraire !
- Le Hadith de Anas Ibn Malik ( QDA) (Al Bukhâri n°774) qui rapporte que l’imam désigné par le Prophète (PBSL) pour diriger les prières dans la mosquée Qubâ (près de Médine) avait pris l’habitude de réciter les deux sourates Al Fâtihah et Al Ikhlas suivies d’une autre sourate ou quelques versets. Certains fidèles lui ont reproché de ne pas faire comme le prophète Muhammad (PBSL) qui avait l’habitude de réciter uniquement la Fâtiha suivie d’une autre sourate. Interrogé par le prophète sur la raison de cette pratique, l’imam lui dit qu’il aimait sourate Al Ikhlas. Le Prophète lui dit alors, ton amour à cette sourate te fera rentrer au paradis ! Donc, loin de reprocher à l’imâm de ne pas faire comme lui, le prophète (PBSL) a au contraire agréé sa pratique.
- Exemples d’innovations à l’époque des quatre Khalifs
- Le premier Khalif Abou Bakr Assaddîk (QDA), à la demande de ‘Omar (QDA) a procédé à l’assemblage du Saint Coran sur un seul ouvrage, malgré la réticence de certains compagnons arguant que le prophète ne l’a pas fait de son vivant (Sahîh Al Bukhâri, n° 4986).
- L’instauration par ‘Omar (QDA) de la prière de Tarâwîh du mois de Ramadan dans la forme pratiquée de nos jours et qui qualifia lui-même de « bonne Bid’ah », comme le rapportent l’imâm Mâlik dans le Muwatta [14] et l’imâm Al Bukhâri dans son Sahîh[15].
- ‘Abdellah ibn ‘Omar considérait que la prière Adh-Duhâ (Lorsque le soleil s’élève dans l’horizon au matin), a été instaurée après ‘Otman (QAG).
- Othmane (QDA), a instauré un deuxième athân pour appeler les fidèles à la prière du vendredi (Al Boukhari, n° 912).
- Exemple d’innovations après la période des quatre Khalifs
A l’époque du Prophète Muhammad (PBSL) les lettres de l’alphabet arabe ne comportaient pas de points diacritiques. Ainsi les lettres ب ت ث ن ي s’écrivaient toutes de la même manière. Les points ont été introduits par Abu Al Aswad Adhuali (compagnon de l’imam Ali) en réponse aux difficultés que rencontraient les musulmans non arabophones à lire le Coran.
Plus tard, son élève Yahya ibn Ya’mar puis Ahmed Khalil Al Farâhîdî avaient introduit et perfectionné l’utilisation des voyelles simples et les règles de la grammaire.
Aujourd’hui aucune personne sensée n’aurait l’idée de réécrire et fortiori de diffuser le Saint Coran avec l’alphabet arabe tel qu’il était à l’époque du Prophète (PBSL) !
Conclusion.
La position majoritaire qui consiste à évaluer chaque innovation à la lumière de sa conformité aux principes généraux de la religion musulmane et le bien qu’elle peut introduire dans la vie des Hommes, trouve ses appuis sur les textes fondateurs et les finalités de la religion musulmane.
C’est cette position qui a permis aux musulmans, tout au long de l’histoire, de faire progresser de nombreux domaines des sciences religieuses et profanes en tirant profit de tous les savoirs que l’Humanité a pu développer tout en restant conformes aux principes et fondement du droit musulman.
L’évolution de la calligraphie arabe par l’introduction des points diacritiques et le développement de la grammaire arabe, inspirés par le souci de faciliter l’accès à la lecture et à la compréhension du texte Coranique, ont permis par la même occasion de transformer la langue Arabe d’une langue orale en langue écrite avec toutes des conséquences connues sur la diffusion du savoir.
La volonté des savants musulmans de déterminer la direction de la Qibla ainsi que les horaires des prières canoniques (notamment la prière Al‘asr) leur a permis de faire progresser d’une manière significative les mathématiques, notamment et l’astronomie.
Le souci d’authentifier la parole du prophète (PBSL) et de la sauvegarder de toute altération a permis d’inventer des sciences et procédures uniques et originales dans la transmission du savoir.
Bref, l’innovation loin d’être toujours attaché à l’égarement, elle a été souvent au cœur du progrès.
[1] L’expression « Paix et bénédiction Soient Sur Lui » sera abrégée dans tout le texte sous la forme habituelle (PBSL). De même « Que Dieu l’Agrée » sera abrégée en (QDA).
[2] Al‘iz Ibn Abdessalâm, Qawâ’id Al ahkâm fi maslahati Al Anâm, T2, P. 204.
[3] Annawawi, Sharh Sahîh Muslim, T4, pp. 88-89 et T3, p. 466
[4] Ibn Hajar Al ‘asqalânî, Fath Albâri fî sharh sahîh Al Bukhâri, T5, p.369
[5] Ibn ‘Abd Al barr, Al istidhkâr, T2, p.67
[6] Al massâlik, sharh mouwatta al imâm Mâlik, Ibn ‘Arabi, T2, p.477.
[7] Ash-shâtibî, Al i’tissâm, T1, pp.38-39,
[8] Ash-shâtibî, Al i’tissâm,T1, p.38
[9] Ash-shatibi, Al i’tissâm, T1, p.37
[10] Annawawî, Sharh sahîh Muslim, T4, pp. 88-89 et T3, p. 466.
[11] Ibn Hajar al ‘asqalânî, Fath Al Bârî, T5, p.369
[12] Annawawî , sharh sahîh Muslim, T3, p.128
[13] Ibn Hajar, Fath Al Bârî, T3, P.43
[14] Al Imâm Mâlik, Al Muwatta, T1, P.277
[15] Hadith de ‘Abderrahmane Ibn ‘Abd Al qâri, sahîh Al Bukhâri sous n° 2010.