Interdire le voile aux accompagnatrices des sorties scolaires : défense de la laïcité ou entrave à la liberté ?

L’attaque haineuse et raciste d’un élu RN du Conseil régional de Bourgogne Franche-Comté visant une mère accompagnatrice d’une sortie scolaire portant un foulard a relancé le débat sur la laïcité, et notamment sur la neutralité des personnes bénévoles de l’Education nationale.

Face à l’arrogance de l’élu du RN et à son ignorance caractérisée du principe de laïcité, la présidente du Conseil régional a rappelé fermement le droit en la matière et a mis en évidence la mauvaise foi de cette formation politique d’extrême droite qui n’a d’autre projet pour la France si ce n’est de semer la division, la haine et la discrimination entre les Français.

 

Un étrange détournement des faits

La mère violemment agressée devant son enfant et ses camarades, dans l’enceinte de l’un des symboles de la démocratie républicaine, est restée digne et respectueuse de ce symbole qu’elle voulait faire découvrir aux futures générations de citoyens. Aujourd’hui, elle a raison de porter plainte contre cet élu qui n’est plus digne de ses fonctions.

L’affaire aurait pu en rester à « des violences commises en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique sur mineur et majeur à caractère raciale », qui doivent être sanctionnées par la justice et un rappel du droit à ceux qui l’ignorent ou font semblant de l’ignorer.

Au lieu de se pencher sur cette forme d’extrémisme (politique) dont sont victimes les femmes musulmanes portant un foulard et la menace que cet extrémisme présente sur la cohésion de notre pays, le débat s’est déplacé sur l’opportunité de légiférer ou non sur l’interdiction du port des signes religieux aux accompagnatrices des sorties scolaires !

Au lieu de se pencher sur le terrorisme qui se réclame de l’islam, cette tumeur dont les musulmans sont également victimes, et de le prendre dans sa véritable nature en tant que crime commis par des personnes mues par une idéologie mortifère, le débat s’est déplacé sur la pratique religieuse musulmane !

Dans ce climat délétère, les extrémistes de tout bord trouvent un terreau fertile pour cultiver leur propre existence : victimisation contre victimisation, slogan contre slogan, amalgame contre

 

Retour sur le débat du port de la soutane

Dans ces conditions, nous aurions pu ignorer ce débat sur le port des signes religieux qui resurgit à nouveau par réfraction. Mais face à des voix d’hommes politiques de premier plan appelant à interdire aux femmes portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires, il serait utile de faire un retour aux fondamentaux de la loi de 1905.

Il serait utile de se replonger dans les moments de gestation de cette loi. Le 26 juin 1905, Charles Chabert, député de la Drôme, présenta l’amendement suivant : « Les ministres des différents cultes ne pourront porter un costume ecclésiastique que pendant l’exercice de leurs fonctions. » Il y fait feu de tout argument possible et imaginable, dont voici quelques extraits :

« Il est étrange, il est véritablement incompréhensible, qu’un projet de loi (celui de 1905) si longuement et si mûrement étudié (…) ne dise pas un mot d’une question qui a une importance extrême, capitale, le port du costume ecclésiastique. »

« Est-ce que, par hasard, la Chambre estime indigne d’elle de s’occuper de tels détails ? Veut-elle laisser libre le port de la soutane ? »

« Dans les premiers siècles de la chrétienté, les ecclésiastiques s’habillaient comme tout le monde et ce n’est que plusieurs siècles après la naissance de la religion nouvelle qu’ils jugèrent à propos de se différencier des autres citoyens. »

« Pourquoi maintiendrait-on aux ecclésiastiques le privilège de conserver et de porter un costume qui jure si étrangement avec les mœurs et les goûts modernes ? »

« Ce costume favorise l’autorité sur une partie de la population et c’est précisément une des raisons principales pour lesquelles l’Église attache au costume de ses ministres une telle importance. »

« Par l’effet du costume qui les sépare et les distingue du vulgaire, les prêtres apparaissent aux yeux des fidèles – et c’est là ce que veut l’Eglise – comme autre chose et plus que les hommes. »

« Le costume religieux n’est-il pas essentiellement un emblème ? Son port n’est-il pas au premier chef une manifestation confessionnelle ? »

« Les choses de la conscience, dans la conscience : tel est bien l’esprit de la loi que nous élaborons. Mais la soutane en public, ce sont les choses de la conscience dans la rue. »

« D’autre part, vous avez pu être témoins des manifestations diverses que provoquent assez souvent dans nos villes le passage d’une soutane (…), ils exposent les prêtres à de désagréables surprises. Eh bien ! Ne devons-nous pas empêcher que cet état de choses se perpétue ? »

« En Suisse, en Angleterre, en Amérique, les ecclésiastiques s’habillent comme tout le monde… Libre à chacun de s’habiller comme il lui plaît, voilà qui paraît simple et facile. Oui, quand vous aurez ôté à telle ou telle façon de se vêtir sa signification ou son prestige. »

« Voyez ce jeune prêtre qui passe dans la rue : son regard est timide, presque fuyant, son pas est lent et compassé, sa tête est penchée sur l’épaule, ses mains qui se perdent dans de larges manches sont croisées sur sa poitrine : est-ce un homme ? »

« Il y a des prêtres, je le reconnais, qui, pour rien au monde, ne consentirait à quitter leur habit, mais un plus grand nombre d’entre eux – et ce sont les plus intelligents, les plus instruits – attendent avec anxiété cette loi qui les rendra libres »

« De ce serf, de cet esclave faisons un homme. C’est ce que je vous demande au nom de la logique, au nom de l’humanité. »

 

Ces arguments du député Chabert furent balayés par Aristide Briand, le rapporteur de la loi de 1905, par un rappel très instructif sur les objectifs et finalités de cette loi dont voici quelques extraits :

« Au risque d’étonner l’honorable M. Chabert, je lui dirai que le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique qui paraît le préoccuper si fort, n’a pas été le résultat d’une omission mais bien celui d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes de modifier la coupe de leurs vêtements. »

« Ce que notre collègue voudrait atteindre dans la soutane, c’est le moyen qu’elle procure de se distinguer facilement des autres citoyens. »

« Quant au prestige dont jouit la religion dans nos campagnes, je crois qu’il serait téméraire de l’attribuer uniquement à la soutane. »

« La commission a pensé qu’en régime de séparation, la question du costume ecclésiastique ne pouvait plus se poser. »

« La soutane devient dès le lendemain de la séparation un costume comme un autre… C’est la seule position qui nous ait paru conforme au principe même de la séparation. »

 

Que dit le droit ?

Après le rappel de cet échange historique, oh combien instructif, nous ne devons pas perdre de vue que la proposition de loi visant à imposer la neutralité à des personnes qui n’incarnent pas l’Etat (les mères accompagnatrices en exemple) réaliserait une ingérence forte et explicite dans l’existence d’au moins deux droits fondamentaux : la liberté de conviction dont fait partie la liberté de religion et la liberté d’opinion.

De ce fait, elle se trouve en contradiction manifeste avec le principe de laïcité et va à l’encontre des objectifs poursuivis par les grands textes nationaux et internationaux traitant des droits fondamentaux que tous les pays démocratiques ont signés tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, complétée en 1966 par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies du 25 novembre 1981 sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 intégrée au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, ou encore les articles 1er et 31 de la loi de décembre 1905.

La liberté de manifester sa conviction peut être limitée si elle entrave certains critères stricts résultant du corpus législatif et de la jurisprudence nationale : les règles de sécurité ; les règles d’hygiène ; l’interdiction du prosélytisme ; l’organisation nécessaire à la mission ; l’image de l’entreprise.

La mission du législateur est de concilier des droits fondamentaux antagoniques, en examinant le caractère acceptable, car proportionné, de l’atteinte portée à l’un d’entre eux pour un motif réputé d’intérêt public. Ce contrôle de proportionnalité impose, in fine, qu’il soit statué sur le point de savoir si la restriction d’une liberté apparaît véritablement nécessaire dans une société démocratique comme la nôtre, et non déséquilibrée en regard de l’exercice des autres libertés.

L’exigence de neutralité, instrument permettant d’atteindre les objectifs du principe de laïcité que sont la liberté et l’égalité des citoyens, pèse sur les fonctionnaires qui incarnent l’État dans l’exercice de leurs fonctions et non sur les personnes privées. L’État doit agir dans le respect de la laïcité pour garantir aux citoyens de convictions différentes d’être traités à égalité. Mais les personnes privées ne doivent pas être soumises à cette obligation de neutralité, car, en leur refusant de manifester leur conviction, on leur interdirait de fait l’exercice de leur liberté d’expression et leur liberté de conscience.

La CEDH « retient que le port de certains vêtements (le foulard pour les femmes en Islam, la kippa ou le turban pour les hommes de confession juive ou sikh) relève d’abord de l’accomplissement d’une pratique religieuse avant d’être l’expression publique de l’appartenance à une religion » (CEDH, 10 novembre 2005 Sahin c/Turquie).

Il convient de rappeler également que selon le Conseil d’Etat, « le port du foulard ne constitue pas, par lui-même, en l’absence de toute autre circonstance, un acte de pression ou de prosélytisme » (CE, 27 novembre 1996, n° 170209, publié au recueil Lebon).

Toujours, selon le Conseil d’Etat, dans son avis du 3 mai 2000, Demoiselle Marteaux, après avoir rappelé l’obligation de neutralité des agents du service public, il conclut par « le fait pour un agent du service de l’enseignement public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations.

Les suites à donner à ce manquement, notamment sur le plan disciplinaire, doivent être appréciées par l’administration sous le contrôle du juge, compte tenu de la nature et du degré de caractère ostentatoire de ce signe, comme des autres circonstances dans lesquelles le manquement est constaté. »
 (CE- Avis du 3 mai 2000-Dlle Marteaux).

Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de préciser dans deux arrêts (CE 27 juillet 2001 Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière ; solution réaffirmée dans CE 29 mai 2002 Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière) relatifs au versement d’une prime de sujétions spéciales aux membres des congrégations religieuses apportant leur concours aux établissements pénitentiaires que « ni le principe de laïcité, ni celui de neutralité du service public ne s’opposaient à l’intervention, exclusive de tout prosélytisme, dans les prisons, de surveillants congréganistes qui apportent leur concours au fonctionnement des établissements pénitentiaires pour l’exercice de tâches relevant non de la surveillance des détenus, mais de fonctions complémentaires de soutien ». En l’espèce, les missions exercées par les religieuses étaient celles d’assistante sociale, de bibliothécaire et d’infirmière.

 

Veiller à l’application des lois dans un esprit de sérénité et d’équité

Il importe de préciser que le cas des religieuses apportant leur concours aux établissements pénitentiaires évoqué ci-dessus, n’a pas suscité, à notre connaissance, et à juste titre, la volonté exprimée aujourd’hui par certains d’imposer la neutralité aux agents privés en charge d’un service, même public.

Les quelques cas de prosélytisme, s’ils en existent, et qui peuvent être réglés dans le cadre légal existant, ne sauraient justifier de prendre le risque de voter une nouvelle loi contraire aux principes et fondements de la République.

Le devoir de nos responsables et de nos représentants est certes d’émettre des lois et de veiller à leur application mais il est encore plus important de le faire dans un esprit de sérénité et d’équité. Nous devons tout faire pour que toutes les libertés de conscience des enfants et celles de leurs parents (croyants ou non croyants) soient respectées de manière stricte sans pour autant accepter que les libertés de conscience des parents bénévoles soient entravées.

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Mohammed Moussaoui est président de l’Union des mosquées de France (UMF).

Source : https://www.saphirnews.com/Interdire-le-voile-aux-accompagnatrices-des-sorties-scolaires-defense-de-la-laicite-ou-entrave-a-la-liberte_a26710.html

 

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